Le 16 mai 2011

Géopolitique

Le Liban : la course intrépide pour la survie de la démocratie

Sami Aoun, professeur de science politique

La précarité est palpable au Liban, et la joie de vivre traditionnelle des Libanais la cache mal. L'impasse politique interne se traduit par des tensions haineuses manifestes entre les Sunnites et les Chiites. Ces heurts sont intensifiés par l'impasse géopolitique entre l'Égypte et l'Arabie Saoudite, d'un côté, et le régime syrien de Bashar Al Asad (expulsé du Liban par la résolution 1559), de l'autre. L'arrivée en force de l'Iran n'a fait qu'envenimer la situation : elle mine non seulement l'influence arabe, mais aussi celle des États-Unis et de la France.

La majorité interdite du paradis

Depuis l'assassinat de l'homme fort des Sunnites, Rafic Hariri, le pays est presque ingouvernable, et sa démocratie (cas rare dans son voisinage) passe par une rude épreuve. Les accords de Taëf de 1989, qui ont mis fin à la guerre, subissent de fortes pressions. La majorité parlementaire a vite perdu l'initiative. Résultat des conflits interarabes : l'agenda antisyrien est entravé par le blocage des Chiites — colonne dorsale de l'opposition —, appuyés par le général chrétien Michel Aoun.

Heureusement, le Qatar a sauvé le Liban de l'abîme, pour le moment du moins. Une réconciliation a été conclue d'urgence. Avec l'aide de la France, et grâce à sa diplomatie dynamique, l'État du Qatar a réussi à faire conclure l'entente de Doha en tablant sur l'affaiblissement des Américains, sur le besoin de l'Iran et de la Syrie de sortir de leur isolement, et sur la nécessité de contenir le choc de l'incursion militaire inattendue du Hezbollah contre les Sunnites au sein de la capitale, Beyrouth, le 7 mai dernier.

Nouvel espoir en suspens

La lueur d'espoir avivée par l'élection du nouveau président, le général Michel Souleiman, candidat de compromis, reste pâle. Des forces décisives, surtout dans l'opposition, lui mettent du plomb dans l'aile. L'objectif est de le garder comme arbitre, ou comme gérant de crise, et non comme le symbole du renforcement du rôle de l'État libanais éclipsé depuis des décennies.

Le mandat du nouveau président est vraiment colossal. Les dossiers qui s'accumulent devant lui sont interreliés, sans compter qu'il doit répondre aux pressions de ceux qui désirent obtenir une plus grande participation politique — il s'agit surtout des Chiites. Cela, en même temps qu'il doit interdire au Hezbollah, le parti chiite le plus fort, de créer son propre État, ce qui menacerait l'équilibre précaire de la pluralité religieuse, ainsi que la situation géopolitique. Une forte influence de l'Iran chiite se ferait sentir, au détriment des pouvoirs arabo-sunnites.

Enjeux et périls pesants

Le dossier le plus épineux est la consolidation de l'application de la résolution 1701, qui a permis de fermer le front entre le Liban et Israël. Le déploiement des forces multinationales (la Finul) et de l'armée libanaise a provoqué un changement stratégique, ce qui a sonné la fin du rôle sud-libanais dans la guerre de procuration entre les Israéliens, d'une part, et les Syriens et les Iraniens, d'autre part. De ce fait, même la résistance chiite menée par le Hezbollah a perdu beaucoup de sa raison d'être. Cette nouvelle donne a abouti à deux résultats tangibles : d'abord et avant tout, elle a donné du sérieux aux négociations entre Israël et la Syrie, négociations dont la Turquie est la médiatrice; ensuite, le Hezbollah se voit dorénavant contraint de justifier le fait qu'il possède des armes, qui sont fournies par l'Iran et acheminées via la Syrie. Le droit de l'État central de défendre seul sa souveraineté territoriale serait le prérequis de la survie de la convivialité entre les confessions religieuses. Il est impensable qu'une d'entre elles — dans ce cas, les Chiites — soit armée, même au nom de la guerre contre Israël, sans que l'autre ne soit tentée de l'imiter. Ce qui serait sans doute un prélude au retour de la guerre civile.

Le deuxième dossier de taille est celui du dialogue interlibanais. Le nouveau président de la République sent l'urgence d'insuffler une vie nouvelle dans les accords de Taëf partiellement supendus pendant la tutelle syrienne. Cela laisse pressentir des changements majeurs. Le Hezbollah est le symbole de l'ambition de la communauté chiite, dont la démographie connaît une hausse perceptible. Glorifié pour ses succès contre Israël, le Hezbollah exerce des pressions pour avoir un plus grand pouvoir exécutif. De leur côté, les chrétiens sont hantés par un désenchantement tenace lié à leur recul démographique et à l'affaiblissement de leur poids décisionnel. Quant aux Sunnites, ils se sentent humiliés et impuissants : ils sont aux prises avec des obstacles de taille qui entravent les interminables enquêtes sur l'assassinat de Hariri et avec des combats provoqués dans leurs propres fiefs.

L'avenir reste à dessiner

À la suite de la libération du territoire et de la formation du gouvernement d'unité nationale, les Libanais s'attendaient à des élections libres, affranchies de l'intimidation par des armes illégales. Cela est peu probable. Sauver l'unicité de l'État en permettant une décentralisation élargie serait un antidote à la partition ou à l'effritement. S'entendre sur une neutralité positive permettrait de conserver les liens entre le Liban et sa profondeur arabe, tout en lui épargnant les déboires des rivalités interarabes et intermusulmanes. Mais plus que tout, cette entente lui éviterait de devenir un État en faillite.